DÉTOURNEMENT DE CLIENTÈLE : DÉLAIS DE PRESCRIPTION ET CUMUL DES INDEMNISATIONS
Auteur : Julien Skeif et Ghislaine Betton
Publié le :
28/09/2023
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2023
Amorce : Le cas présent nous permet d’étudier deux questions : quels sont les délais de prescription concernant des faits de détournement de clientèle ? Est-il possible de cumuler des indemnisations liées à la rupture brutale de relation commerciale établie et au détournement de clientèle ?
Par un arrêt du 28 juin 2023[1], la Cour de cassation livre une belle leçon d’application des délais - généraux et spéciaux - de prescription à des faits de détournement de clientèle. Elle illustre également la possibilité de cumuler l’indemnité afférente avec celle résultant d’une rupture brutale d'une relation commerciale établie.
Un bref rappel des règles en présence s’impose pour bien saisir la portée pratique de cette décision.
En matière de prescription (délai au-delà duquel une partie ne peut plus engager une action en justice), l’article 2224 du Code civil prévoit que, par principe, le délai de droit commun est de 5 ans lorsqu’aucun texte ne spécifie une durée différente. Toutefois, en matière de responsabilité des gérants de SARL pour des fautes commises dans leur gestion, les articles L. 223-22 et -23 du Code de commerce posent une exception puisque l’action se prescrit par 3 ans à compter du fait dommageable ou, s’il a été dissimulé, de sa révélation.
Par ailleurs, l'article L. 442 -6-I-5° du Code de commerce prévoit que le fait de rompre brutalement une relation commerciale établie, sans préavis écrit suffisant, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé. Enfin, sur le fondement de l’article 1240 (anciennement 1382) du Code civil, les juges assimilent, dans certains cas, le détournement de clientèle à un acte de concurrence déloyale. Celui-ci ouvre, lui aussi, la possibilité pour sa victime de réclamer des dommages et intérêts réparant son préjudice.
En l'espèce, après avoir démissionné de ses fonctions au sein de la SAS Empreinte publicitaire le 2 mai 2012, une salariée a créé avec une seconde personne, le 25 mai suivant, une SARL dénommée Print and Cut, dont l’activité concurrençait celle de son ancien employeur.
Soupçonnant des faits de détournement de sa clientèle, la SAS Empreinte publicitaire a obtenu, sur requête présentée le du 23 octobre 2013, une ordonnance du Président d’un tribunal de commerce l’autorisant à saisir les fichiers clients de la SARL Print and Cut.
Exécutée le 14 novembre 2013, la mesure a confirmé lesdits soupçons puisqu’elle a établi une concomitance entre la démission de la salariée, l’arrêt des commandes passées par deux importants clients auprès de la SAS Empreinte publicitaire, et les subites et importantes commandes passées corrélativement auprès de la SARL Print and Cut.
En conséquence, après avoir obtenu la condamnation des clients détournés pour rupture brutale de relations commerciales établies, la SAS Empreinte publicitaire a assigné, le 11 mai 2017, la SARL Print and Cut, son ancienne salariée ainsi que son complice, respectivement devenus associée et gérant de l’entreprise, en paiement de dommages et intérêts pour concurrence déloyale.
Après avoir été condamnés en première instance, les défendeurs obtiennent gain de cause en appel[2], la Cour d’appel ayant notamment estimé que l’action de la SAS Empreinte publicitaire était prescrite à l’égard de l’associée et du gérant, sur les fondements de l’article 2224 et des articles L. 223-22 et -23 précités.
En effet, concernant l’ancienne salariée, les juges ont considéré que son assignation le 11 mai 2017 intervenait trop tard après les faits reprochés, au-delà des 5 ans de droit commun : selon la société Empreinte publicitaire, le détournement des fichiers clients aurait commencé le 2 mai 2012, au lendemain de la démission.
Pour ce qui est du gérant, les juges d’appel ont estimé qu’à la date de la requête du 23 octobre 2013, la société Empreinte publicitaire était en mesure de rechercher la responsabilité de ce dernier, et ne l’a assignée à cette fin que le 11 mai 2017, soit au-delà du délai spécial de 3 ans précité.
Enfin, la cour d’appel a fortement diminué la condamnation de la SARL Print and Cut au motif que l’indemnisation du préjudice lié au détournement de clientèle ne pouvait se cumuler avec la réparation déjà obtenue des deux anciens clients sur le fondement de l'article L. 442 -6-I-5° du Code de commerce.
Mécontente de cet arrêt, la société Empreinte publicitaire forme alors un pourvoi en cassation en faisant valoir :
- Que la prescription prévue par l’article L. 223-23 du Code de commerce ne concerne que les agissements commis par les gérants de droit et que les actes de concurrence déloyale avaient ici été commis avant l’immatriculation de la SARL Print and Cut et le commencement de son activité ;
- Que concernant l’associée, le délai de prescription de l’action en responsabilité ne pouvait commencer à courir avant le 14 novembre 2013, date à laquelle l’huissier de justice qu’elle avait mandaté avait dressé un procès-verbal de constat qui établissait la réalité des faits reprochés ;
- Qu’au titre de la rupture brutale d’une relation commerciale établie, seuls sont indemnisables les préjudices découlant de la brutalité de la rupture et non de la rupture elle-même, tandis qu’au titre du détournement de clientèle, c’est le préjudice né de la rupture de la relation commerciale avec la clientèle détournée qui est réparable.
Ainsi la problématique d’espèce est remarquable : outre la question du cumul des indemnisations, elle pose sous de multiples aspects la question de savoir sous quels délais des faits de détournement de clientèle peuvent être poursuivis.
Les moyens développés au soutien du pourvoi répondent à ces questions puisque l’argumentaire de la société Empreinte publicitaire fait mouche en tout point. Le reprenant à son compte, la juridiction suprême censure ainsi l’arrêt d’appel sur les trois aspects.
Ainsi, au titre des enseignements de cette décision, il sera retenu que :
- Les gérants de SARL peuvent logiquement bénéficier du délai spécial de prescription uniquement pour des faits commis dans l’exercice de leurs fonctions, à défaut de quoi le délai de droit commun doit être appliqué.
- En matière de détournement de clientèle, le délai de prescription ne court qu’à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime, si celle-ci établit qu’elle n’en avait pas eu précédemment connaissance.
- Les préjudices fondés sur une rupture brutale de relation commerciale établie et un détournement de clientèle sont parfaitement distincts et peuvent à ce titre se cumuler.
En définitive, cette décision illustre bien le fait que, même en présence d’actes répréhensibles manifestes et prouvés, la réussite d’un contentieux commercial ne peut intervenir sans un raisonnement juridique et procédural rigoureux.
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